L'histoire, comme l'histoire familiale, se compose d'inachèvements, de conjectures, de vérités incertaines, et du sentiment d'injustice envers ceux du passé. Une Histoire infinie est, en partie, une enquête sur les identités disparues. Parmi ces absents, il y en a une — que j'appellerai pour l'instant Louise n°3 — que j'ai fini par retrouver. Et son histoire, à son tour, est devenue une exploration des limites de la recherche historique.
Louise n°1, ou Louise Lavigerie Kiener, avec qui s'achève Une Histoire infinie, passa les longues soirées d'hiver de 1906 à détruire les papiers familiaux dans un village des Pyrénées. Elle appartenait à la cinquième génération de cette famille au cœur du récit, arrière-arrière-petite-fille de Marie Aymard, qui vécut à Angoulême au milieu du XVIIIᵉ siècle. Elle était liée, par la mémoire et par les conversations, aux générations précédentes. Elle avait passé une grande partie de sa jeunesse auprès de ses grands-tantes, sur le Rempart du Midi à Angoulême, ces mêmes grandes-tantes dont l'aînée était née en 1768, et qui, dans leur enfance, vivaient à quelques pas de chez leur propre grand-mère. Même âgées, selon un mémoire peu fiable, ces cousines retrouvaient une joie enfantine lorsqu'elles se retrouvaient pour évoquer leurs jeunes années passées chez les oncles et tantes d'Angoulême.
Mais Louise Lavigerie n'était ni la dernière des cousines, ni même la dernière des arrière-arrière-petites-filles de Marie Aymard à être connue, ne serait-ce que par intermittence, sous le nom de « Louise Lavigerie ». Elle est restée la plus captivante, car c'est la seule descendante de Marie Aymard dont quelques lettres personnelles ont été conservées. Née à Bayonne en 1832, elle était la sœur cadette du seul membre célèbre de la famille, le cardinal Charles Martial Allemand Lavigerie. C'est dans ses archives à Rome que se trouvent les lettres de Louise, ainsi que quelques lettres à son sujet, une photographie qu'elle prit de son frère à l'oasis de Biskra, et une photo floue de ses funérailles, où elle figure quelque part au milieu de la foule, à l'Amirauté d'Alger.
La deuxième Louise, Louise n°2 — ou Marie Louise Allemand Lavigerie — est née à Angoulême en 1833. Ses parents étaient cousins germains — tous deux petits-enfants de la fille de Marie Aymard — et elle fut leur unique enfant survivante. Son père, commis voyageur, devint directeur de la nouvelle banque de l'escompte fondée à Angoulême lors de la révolution de 1848, puis banquier à vocation commerciale au Mans. En 1853, elle épousa un greffier du tribunal de commerce d'Angoulême, qui rejoignit ensuite la banque familiale dans la Sarthe.
Louise n°2 était une riche héritière, et sa vie se laisse entrevoir à travers de nombreux registres publics, peu bavards : actes de naissance, de mariage, de décès ; naissances et mariages de ses enfants ; contrat de mariage ; inventaire après décès de son mari ; et les biens qu'elle hérita à Angoulême. Louise n°1 la mentionne une fois, dans une lettre à son frère. Un aperçu plus intime nous est offert par les journaux, à l'occasion d'un terrible accident de chemin de fer près d'Angoulême, en 1853, où elle fut légèrement blessée : décrite comme « une jeune mère en pleurs, appelant son enfant ». Le nourrisson fut retrouvé indemne, « jouant dans le sable, sous les décombres ».
Les traces laissées par Louise n°3 sont bien plus ténues. Elle s'appelait Louise Marie Antoinette Topin, née en 1835 à Brienne, dans l'Aube. Cousine germaine de Louise n°2, fille d'un architecte itinérant de prisons et de ponts effondrés, elle apparaît dans Une Histoire infinie seulement à sa naissance, et dans l'arbre généalogique. Rien d'autre.
Un autre personnage, tout aussi insaisissable, émerge dans le récit : Berthe Topin. Elle figure comme témoin au contrat de mariage d'une autre cousine, à Angoulême en 1858 ; elle signe juste en dessous de Louise n°2. En 1861, le recensement mentionne une « Berthe Louise Taupin », domestique de 21 ans, vivant chez les grandes-tantes du Rempart du Midi. En 1883, Louise n°1 évoque dans une lettre cette « pauvre Berthe », qui s'était « prise d'aversion » pour la nouvelle belle-fille de Louise n°2 : « c'est la jalousie qui lui a fait perdre la tête ! » Et en 1892, une « Mademoiselle Berthe Topin » apparaît parmi les personnes en deuil officiel lors de la mort du Cardinal.
À la publication d'Une Histoire infinie en 2021, Berthe et Louise Marie Antoinette restaient deux énigmes. Je soupçonnais qu'elles ne faisaient qu'une. Mais il n'y avait aucune preuve pour même formuler cette hypothèse. J'ai cherché encore et encore, dans cette infinité morne qu'est la recherche en ligne, dans un monde d'informations toujours mouvantes, les noms de « Berthe Topin », « Taupin », et « Louise Marie Antoinette Topin ». Rien. Aucun lien avec les Lavigerie.
C'est un acte de vente, comme souvent, qui a tout dévoilé — dans les archives hypothécaires, ce fonds si riche pour comprendre la vie bourgeoise depuis le XIXᵉ siècle. En octobre 1919, une modeste maison d'Angoulême, aux abords de la ville ancienne, fut vendue. Elle avait appartenu aux beaux-parents de Louise n°2, décédée à Paris en 1909. Les cinq héritières étaient sa fille veuve et ses quatre petites-filles — les enfants du petit garçon qui a joué auparavant parmi le débris de la naufrage ferroviaire, et de la bru que « Berthe » n'aimait pas.
Le mandataire familial fut « Mlle Louise Marie Antoinette dite dans la famille Berthe Topin ». Son adresse : 24, rue de la Tourgarnier. Les cinq héritières, dispersées à Paris, dans la Sarthe et à Périgueux, lui avaient toutes donné procuration. Elle signe : « L. Berthe Topin Lavigerie ». En 1921, elle vit toujours à la même adresse, âgée de 86 ans, répertoriée comme « Louise Topin Lavigerie ». Elle meurt à Angoulême en 1925, à l'âge de 89 ans.
Berthe et Louise Marie Antoinette étaient bien une seule et même personne : Louise n°3. Elle vivait à Angoulême, par intermittence, depuis plus de soixante ans. Mais elle appartient à cette catégorie troublante de personnes presque impossibles à retrouver. Célibataire, sans enfants, sans postérité. En 1861, elle n'était qu'une domestique dont le nom et l'âge avaient été mal orthographiés. Ses prénoms, « Marie Antoinette », peu en vogue dans cette famille d'architectes ratés de l'ordre public. Parfois, elle prenait le nom de « Lavigerie », comme plusieurs cousins. À sa mort, elle ne laissa que peu de biens. Un coffre, dans la maison où elle mourut, ne fut ouvert qu'un mois plus tard.
Et il y a quelque chose de plus dérangeant encore. Après avoir découvert qui elle était, je suis retournée la chercher en ligne — pour voir si j'avais manqué une preuve. « Louise Topin » restait invisible. Mais « Berthe Topin » apparaissait, deux fois, dans Une Histoire infinie elle-même : « Berthe Topin, que Louise appelait 'cette pauvre Berthe' », et plus durement encore, « la jalouse demoiselle Berthe Topin, issue de la famille des architectes ». C'est comme si je l'avais traquée jusqu'à sa tombe, pour lui imposer une identité nouvelle, injuste, persistante : Berthe la jalouse. Elle était invisible car elle était une femme seule, sans fortune, sans renommée — comme tant de millions d'autres en France au XIXᵉ siècle. Et la voilà, presque un siècle après sa mort, trop visible, livrée au caprice de l'histoire — ou de l'historienne que je suis, qui n'était pourtant pas de la famille.
Louise n°3 est celle avec qui Une Histoire infinie aurait dû se conclure. Dernière représentante de la cinquième génération, ultime arrière-arrière-petite-fille de Marie Aymard. Elle était encore à Angoulême, plus de deux siècles après la naissance de son aïeule en 1713. Son identité repose sur une procuration, comme celle de Marie Aymard dans un acte notarié de 1764. Elle était la mandataire, dans cette famille étendue et matriarcale — ou plutôt « tantenale » — des cinq héritières de sa cousine Louise n°2. Elle vient clore le récit familial.
L'histoire des trois Louise est une enquête sur les possibles infinis de l'histoire ordinaire — plate, discrète. Elle est aussi une forme d'expiation : pour ne pas l'avoir retrouvée plus tôt, et pour l'avoir trop vite qualifiée avec les mots de sa cousine. Elle m'a fait réfléchir à l'inégalité des sources, et à l'invisibilité des femmes seules — 4,5 millions, sur une population de 39 millions, dans le dernier recensement où figure Berthe ou Louise — dans notre compréhension historique.
Le parcours de Louise n°1, Louise n°2 et Louise n°3 m'a aussi fait reconsidérer le choix de terminer le livre au début du XXᵉ siècle. Ce choix reposait sur des raisons de méthode, mais aussi sur cette frontière incertaine entre histoire et histoire de famille. Ce sera le sujet d'une prochaine note.
L'enregistrement de la transaction à laquelle « L. Berthe Topin Lavigerie » fut signataire, en octobre 1919, se trouve dans le Registre de transcriptions de la conservation des hypothèques d'Angoulême, volume 2891, acte 9, aux archives départementales de la Charente. Louise/Berthe apparaît dans le recensement de 1921 pour Angoulême-sud, 6 M 279, disponible en ligne, 65/624. L'acte de son décès figure dans la Table des successions et absences, Angoulême-ville, 1923-1927, 3 QPROV 5120, 164/176. Les statistiques de population pour la France en 1921 sont résumées dans Résultats statistiques du recensement de la population effectué le 6 mars 1921, vol. 1 (Paris, 1927). Je suis très reconnaissant à Oliver Riskin-Kutz d'avoir photographié le registre de transcriptions en juillet 2022.
© Emma Rothschild 2025